18 juin 1993
Météo-France annonce Pontoise, Cherbourg et les îles Anglo-Normandes
simultanément hors des nuages : une image satellite pas trop moche, un
front occlus épouse la forme du Sud de l'Angleterre pendant qu'un
anticyclone gonfle par le Sud de la France. Notre front devrait se
décaler vers l'Est et rester cantonné au Nord du Channel. Un voyage dans
ce coin commence toujours par un intermède Météo... Il y a un créneau
possible : rendez-vous au terrain ! Les cartes Aérofax de 8h15 UTC
donnent quand même EGJJ (Jersey) 0716 22014KT 9999 3ST008 4SC030 TEMPO
0710 7000 10BR 6ST004. Une visi > 10KM et TEMPO bruine avec 7 Km de
visibilité là-bas c'est plus que du beau temps ! Pariant sur le
Cumulification (!!!) de tout ce qui est "Strato" nous estimons
nos chances de passer . Décollage de Pontoise à
12H30 après avoir récupéré Denis, un élève du club heureux de sortir
du tour de piste et de faire une NAV grandeur nature. Transit d'Evreux en
se présentant au nouveau point de report "BAMES" (les
contrôleurs adorent..., ça
montre au premier message qu'on a des cartes à jour et qu'on sait
s'adapter au changement), ne pas oublier "Transpondeur-sur-Stand-By"
[à l’époque !]
moyennant quoi Evreux se montre comme toujours très coopératif. Sortie
Beaumont-le-Roger , 3 minutes de répit avant de contacter Deauville
"Travers Bernay". VB va bien ! (pardi !) Pratiquement 120Kt
indiqués à 23/23 d'admission/compte-tours : le moteur ronronne avec
régularité, à part le Pilote-Automatique tout ce qu'il y a à bord est
mis en service : le seul élément que nous n'avons pas fait fonctionner
au décollage (le son des markers de l'ILS), tant pis nous nous
rattraperons sur l'ILS de Cherbourg. Nous contactons Deauville Approche, et leur décochons l'estimée de CAEN dès le premier contact : on nous colle donc une paix royale (même pas besoin de rappeler dans le 180° de DVL , ni travers Lisieux c'est presque frustrant tellement c'est simple!), nous devrons simplement nous manifester 5 minutes avant la balise de Caen. Il fait beau, comme prévu ça cumulifie mais pas très haut il faudra rester vers 2500 pieds, dommage pour les économies d'essence. Réalisant que la mixture reste la seule manette inutilisée depuis le début du vol, nous essayons prudemment de "de-mixturer" : le peu de garde qui reste à la commande des gaz après le retour du régime normal nous met d'accord avec le Manuel de Vol : en dessous de 3000 pieds c'est pas trop la peine ! Tout va trop bien : nous sommes sur
l'axe, le VOR n° 2 nous décline des QDR en augmentation sur DVL à
droite, nous accrochons CAN 115.4 sur le VOR n° 1, CNE 404 sur le
Radio-Compas et la ville de Caen apparaît déjà dans le lointain. Nous avons beau scruter les instruments de gauche à droite,
de haut en bas et retour : que du vert partout!... dans 7 minutes nous
passerons CAN. Sur la fréquence de Deauville
ça ne parle qu'anglais : un vrai débarquement! -"Deauville
F-VB à 5 minutes de CAN" Travers
Bayeux, comme d'habitude ça se gâte , il faut descendre en dessous de
1500 pieds. Avec délicatesse on affiche 127.30 Cherbourg sur la VHF-1 :
l'écoute alternative de Brest-Info et de Cherbourg nous met du baume au
coeur. Cherbourg n'est même pas en "VFR Spécial" ... pourtant
travers Carentan on est sur l'eau à un tout petit 800-pieds un peu au
large pour éviter la réserve naturelle. Bien sûr nous gardons un oeil
sur le rivage qui reste pratiquement accessible. Aussi vite que possible
nous re-passons sur la terre ferme et ça s'améliore : 1200 pieds puis
1500 en vue de Valognes. La VHF-1 daigne nous passer Cherbourg sans
rechigner et on nous donne "numéro UN pour une base gauche sur la
piste 29 avec un vent du 240 pour 15 Kt avec rafales à 20 Kt : il fait
"beau" à Cherbourg... d'ailleurs à 4 nautiques (déclarés par
le DME activé sur la fréquence du TACAN CBG 112.50) on voit
"déjà" la piste!! Virage main gauche et nous nous
retrouvons train-volets sortis, alignés sur une piste large et
interminable (2440 m). Absorbés par la contemplation du site, nous
laissons VB descendre tout seul en crabe, dérive affichée sur l'aiguille
du radio-compas pointant derrière nous vers MP... Bon "Nounours", VB n'a pas
le mauvais goût de nous faire une telle plaisanterie
et nous conduit jusqu'au parking au pas tranquille de ses 182 CV. Pas de temps à perdre pendant
l'escale : douane, taxe d'atterrissage (F49,99 très exactement comme il
n'y a plus de pièces de 1 centime vous pouvez
entamer une intéressante négociation afin de payer exactement
votre dû ), visite au local Météo au pied de la tour, décision et
éventuellement Plan de Vol... ou retour à la base. Pas question de
déjeuner: nous avons promis de ramener l'avion pas trop tard. A la douane
: personne ! Par contre la
préposée aux taxes est bien là : le monde est mal fait !!!! Du coup ,
nous avons le temps de prendre un jus (c'est là qu'on a commencé à
déraper dans l'horaire). Nous cavalons à la tour prendre la dernière
Météo : il faudra en tout 45 minutes de patience face au Minitel puis au
téléphone (réseau saturé) et devant la console d'ordinateur avant de
sortir enfin dotés du récépissé de plan de vol (international!). Sans
nous hâter (il faut 30 minutes minimum pour activer le plan de vol), nous
retournons dans l'aéroGARE où cette fois la Douane est ouverte. Nous y
sommes bien accueillis, notre passager Denis dont la validité de carte
d'identité vient d'expirer se
fait réglementairement rappeler à l'ordre avec courtoisie mais à aucun
moment il n'a été question de priver notre ami de la traversée. Les
trente minutes nécessaires à l'activation du plan de vol s'écoulent
plus vite au fur et à mesure
que l'échéance approche : dès qu'on aura franchi les limites de la TMA
de Cherbourg on est livré aux Anglais, avec leur fichue langue que nous
comprenons si bien partout dans le monde sauf quand elle est parlée par
un Anglais. En fait j'ai plutôt la "pétoche": furtivement
comme au collège je sors mon antisèche : décourageant il y en a deux
pages ! En moins de dix minutes on se farcit 3 contrôleurs aériens aussi
British les uns que les autres. Qu'est-ce qu'on est venu fiche ici,
d'abord il ne fait même pas beau : moins de 15° sur l'île alors qu'il
fait dans les 25° à Pontoise en ce moment. Quand
on est pilote, même un petit..., on est trop près du ciel pour pouvoir
se passer d'un ange gardien : c'est juste le moment que choisit le mien
pour enfin se manifester. Jusque là il est resté bien discret, avec un
brin de mauvaise foi j'oserai dire qu'il m'a bien aidé à finir de mettre
la panique dans le boîtier de mixage radio ... un peu avant Caen. On a
fait un quatre mains fantastique : en quelques secondes
on s'est payé toutes les octaves en clic majeur. A mon avis nous
avons dérouillé tous les contacts , même ceux qui ne servent pas
souvent ; à preuve : tout marche maintenant!
Avant d'aller plus loin quelques mots sur mon compagnon "ailé" :
il a fait ses débuts sur T6 aux
Etats-Unis durant la dernière guerre, beaucoup plus tard il a été chef
d'escale de le Panam à Orly, très récemment plusieurs stages
aéronautiques et une qualification IFR aux Etats-Unis ne lui laissent
plus guère de problèmes avec la langue de Shakespeare appliquée à
l'aviation.. C'est
en Français pour l'instant que nous prenons contact avec la tour de
Cherbourg, dès la première minute de validité de notre plan de vol. Un départ avec plan de vol c'est
presque décevant tellement c'est court : on n'a même pas à dire où
l'on va ! Action vitales réalisées au point d'attente situé aux 2/3 de
la piste, nous nous annonçons "Prêts" en demandant un "back-track"
de 200/300 m... histoire de montrer qu'on fait ça sérieusement... Une
voix nasillarde et un peu lointaine nous accorde un virage à droite
après décollage, en direction du Cap Levy . Sur la fréquence d'autres
dialogues anormalement lointains s'acheminent jusqu'à mes oreilles ... et
patatras : je réalise avec stupeur que c'est le son du haut-parleur de
l'avion qui me parvient atténué en fait par mon casque désormais
inutile puisqu'un examen ultérieur plus approfondi m'apprendra ...qu'il
vient de rendre l'âme. A dire vrai, je n'avais pas envisagé
d'aller aussi loin au dessus de l'eau! Inutile de tripoter toutes les
formules de finesse-max ... même en rajoutant l'âge du Capitaine : au
moindre problème moteur ce n'est pas vers le rivage qu'il faut essayer de
revenir mais vers le bateau le plus proche. Au moins nous ne risquons pas
d'écorner la fichue zone P81! Un coup d'oeil au DME qui par bonheur
équipe VB, encore 2,9 Nautiques et quoiqu'il arrive on mettra le cap vers
l'Ouest. Pendant la minute et demie qui nous sépare de notre point de
compte-rendu je triture tous les points de contacts ou de connexion de mon
casque : silence radio ! Il y a presque trente ans qu'on vole ensemble :
lorsque j'ai commencé sur NC854 j'avais bricolé un interphone
Moniteur-Elève : laryngophone côté moniteur, un boîtier avec pile de
9V au milieu et mon casque côté-élève. Ca marchait du tonnerre! C'est
un de ces casques militaires de l'époque de la dernière guerre
(vous savez : celui qu'on voit aux oreilles de St-Exupéry sur
cette photo diffusée par le Ministère de l'Air dans tous les aéroclubs
autour des années 50)... Je reçois la sentence en plein
estomac, expédie sur les ondes la copie conforme de mon arrêt de mort
"pour quitter". Les mains moites sur le manche je suis
tout-à-coup "liftier" dans une mauvais remake dans le genre
"ascenseur pour l'échafaud". La gorge sèche je me surprends à
afficher 125.20 avec résignation.. -"Jean-Pierre
: vous voulez mon casque ?!" Il est exact que sans casque je n'ai
aucune chance : avec le seul haut-parleur passe encore en tour de piste et
en français... Pas question de se retrouver à deux dans l'incertitude
des messages : la logique impose de jouer tout sur le "maillon"
le plus fort et mine de rien ça m'arrange un peu : -
Négatif j'essaye le premier contact et vous assurez le
"back-up" Il est formidable de compréhension
Jean, même pour jouer il n'insiste pas, de toutes façons c'est la bonne
décision.
- "Jersey
Zone this is F-GCVB Good Day"... Un épouvantable borborygme, dans
lequel je crois avoir vaguement reconnu "Victor-Bravo", semble
m'avoir répondu! J'interroge mon voisin de droite du regard : d'un
moulinet de la main il me fait signe de "balancer le potage".
Tout en mettant VB en descente parce que dehors ça se gâte, on mouille
le pare-brise... Et toc ! J'aurai fait au moins ça!
L'important n'est-ce pas " c'est de participer..." Quand
je pense que d'aucuns disent que l'aviation n'est pas vraiment du sport. Côté Anglais mon petit compliment à
l'air de faire de l'effet : une sorte de bookmaker semble vouloir nous
donner un tuyau confidentiel pour le Derby d'Epsom : il s'y reprend à
deux fois et on dirait qu'il est fortement question du 64 et du 60. Dans
le doute j'attrape la queue du serpent à sonnettes marqué "Telex"
entre le pouce et l'index et tend la bête à mon co-équipier : je viens
d'apercevoir par dessus son épaule le quarté gagnant déjà inscrit sur
son bloc de navigation. Sans rechigner, un peu moqueur, il finit de
régler le deal avec le bookmaker et affiche 6064 au transpondeur : j'ai
failli le toucher, je l'avais aussi mais dans le désordre! Nous
avons manifestement passé la zone P81, la visi baisse régulièrement et
nous décidons d'obliquer franchement vers la côte. Dans la brouillasse
la terre arrive beaucoup plus vite que prévu et puis soudain un phare,
une petite anse nous sommes à "Sidi-El-Etche" (C.D.L.H.
prononcé à l'anglaise pour Cap De La Hague). C'est le piège classique
réservé aux Français : "Report Sidi El Etche one thousand feet..."
pour être bien sûr de barboter dans l'eau froide en cas de faiblesse du
moteur. Allez Durand, Dupond ou Dubois : cherche donc Sidi-El-Etche sur ta
carte au 1/1 000 000e : ça n'y est pas!
Encore moins sur la carte au 1/500 000e, avez-vous essayé
l'almanach des PTT ? Welcome Frenchie : Cherche ! Pendant que Jean nous reporte
"CDLH" aux actualités régionales de Jersey Zone, je m'impose
quelques minutes de réchauffage carbu au milieu de cette humidité
ambiante et fais un rapide mais soigneux tour des instruments :
"Cauchon" d'Anglais je ne te laisserai aucune chance de venir me
repêcher et d'avoir à te dire merci les chaussettes mouillées ... Ne trouvant rien à redire à tout ça
Jersey Zone nous libère et nous balance sur Guernesey Approach
128.65. Dépôt de plan de vol
Alderney-Cherbourg en haut de la tour, puis trente minutes d'attente
réglementaires et nous voilà repartis et posés à Cherbourg. Ce
fût fait, deux semaines plus tard, mais ...
...C'EST UNE AUTRE HISTOIRE. P.J. 1) Un LOG de NAV qui ne constitue en
aucun cas un modèle. (*)
Controverse sur le titre : "... vol trans-maritime le plus court du
monde " Arguant que la
Manche ne soit géographiquement qu'une sorte de "lieu-dit" de
l'Atlantique d'aucuns me soutiennent qu'on pourrait parler de "VOL
TRANSATLANTIQUE...". On accepte toutes les opinions ; faites-les
connaître, mais croyez-moi "Transatlantique" ou pas :
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